16. L'Esprit de Dieu qui illumine et vivifie ce " marcher ensemble " des Églises est le même qui oeuvre dans la mission de Jésus, promis aux Apôtres et aux générations des disciples qui écoutent la Parole de Dieu et la mettent en pratique. L'Esprit, selon la promesse du Seigneur, ne se limite pas à confirmer la continuité de l'Évangile de Jésus, mais il éclairera les profondeurs toujours nouvelles de sa Révélation et inspirera les décisions nécessaires pour soutenir le chemin de l'Église (cf. Jn 14, 25-26 ; 15, 26-27 ; 16, 12-15). Voilà pourquoi il est opportun que notre processus de construction d'une Église synodale soit inspiré par deux " images " de l'Écriture. L'une émerge dans la représentation de la " dimension communautaire " qui accompagne constamment le chemin de l'évangélisation ; l'autre se rapporte à l'expérience de l'Esprit vécue par Pierre et la communauté primitive par laquelle ils reconnaissent le risque de mettre des limites injustifiées au partage de la foi. L'expérience synodale du marcher ensemble, à la suite du Seigneur et dans l'obéissance à l'Esprit, pourra recevoir une inspiration décisive à travers la méditation de ces deux moments de la Révélation.
Jésus, la foule, les Apôtres
17. Dans sa structure fondamentale, une scène originelle apparaît comme la modalité constante par laquelle Jésus se révèle tout au long de l'Évangile, en annonçant l'avènement du Royaume de Dieu. Les acteurs en présence sont essentiellement trois (plus un). Le premier, naturellement, c'est Jésus, le protagoniste absolu qui prend l'initiative, en semant les paroles et les signes de la venue du Royaume sans aucune « préférence de personnes » (cf. Ac 10, 34). Sous diverses formes, Jésus accorde une attention spéciale à ceux qui sont " séparés " de Dieu et à ceux qui sont " exclus " par la communauté (les pécheurs et les pauvres, dans le langage évangélique). Par ses mots et ses actions, il offre la libération du mal et de conversion à l'espérance, au nom de Dieu le Père et dans la force de l'Esprit Saint. Au milieu de la diversité des appels du Seigneur et des réponses pour accueillir son appel, on voit ce trait commun : la foi émerge toujours comme une prise en compte et valorisation de la personne : sa demande est écoutée, une aide est proposée pour répondre à ses difficultés, sa disponibilité est appréciée, sa dignité est confirmée par le regard même de Dieu et restituée à la reconnaissance de la communauté.
18. De fait, l'action d'évangélisation et le message de salut ne seraient pas compréhensibles sans l'ouverture constante de Jésus à s'adresser aux interlocuteurs les plus larges possibles, que les Évangiles désignent comme la foule, c'est-à-dire l'ensemble des personnes qui le suivent tout au long du chemin et, parfois même, le poursuivent dans l'attente d'un signe et d'une parole de salut : tel est le deuxième acteur de la scène de la Révélation. L'annonce évangélique n'est pas limitée à quelques illuminés ou personnes choisies. L'interlocuteur de Jésus, c'est " le peuple " de la vie ordinaire, le " quiconque " de la condition humaine, qu'il met directement en contact avec le don de Dieu et l'appel au salut. D'une manière qui surprend et parfois scandalise les témoins, Jésus accepte comme interlocuteurs tous ceux qui font partie de la foule : il écoute les remontrances passionnées de la Cananéenne (cf. Mt 15, 21-28), qui ne peut pas accepter d'être exclue de la bénédiction qu'il apporte ; il dialogue avec la Samaritaine (cf. Jn 4, 1-42), malgré sa condition de femme compromise socialement et religieusement; il sollicite l'acte de foi libre et reconnaissant de l'aveugle de naissance (cf. Jn 9), que la religion officielle avait exclu du périmètre de la grâce.
19. Certains suivent plus explicitement Jésus, en faisant l'expérience à être ses disciples, tandis que d'autres sont invités à retourner à leur vie ordinaire : tous, cependant témoignent de la force de la foi qui les a sauvés (cf. Mt 15, 28). Parmi ceux qui suivent Jésus, se détache avec relief la figure des apôtres qu'Il appelle lui-même dès le début ; il les destine à être particulièrement des médiateurs de la Révélation et de l'avènement du Royaume de Dieu auprès de la foule. L'entrée de ce troisième acteur sur la scène n'est pas liée à une guérison ou à une conversion mais elle correspond à l'appel de Jésus. Le choix des apôtres n'est pas un privilège attribuant une position exclusive de pouvoir et entrainant une séparation, mais bien la grâce d'un ministère inclusif de bénédiction et de communion. Grâce au don de l'Esprit du Seigneur ressuscité, ceux-ci doivent garder la place de Jésus, sans le remplacer : ne pas mettre de filtres à sa présence, mais faciliter la rencontre avec Lui.
20. Jésus, la foule dans sa diversité, les apôtres : voilà l'image et le mystère à contempler et à approfondir continuellement pour que l'Église devienne toujours davantage ce qu'elle est. Aucun de ces trois acteurs ne peut quitter la scène. Si Jésus vient à manquer et que quelqu'un d'autre s'installe à sa place, l'Église devient un contrat entre les apôtres et la foule, et leur dialogue finira par être réduit à un jeu politique. Sans les apôtres, qui reçoivent leur autorité de Jésus et sont instruits par l'Esprit, le rapport avec la vérité évangélique s'interrompt et la foule risque de réduire sa vision de Jésus à un mythe ou à une idéologie, qu'elle l'accueille ou qu'elle le rejette. Sans la foule, la relation des apôtres à Jésus se corrompt pour prendre une forme sectaire dans laquelle la religion devient auto-référencée et l'évangélisation perd alors sa lumière, qui provient seule de Dieu qui se révèle lui-même à l'humanité et s'adresse directement à quiconque pour lui offrir le salut.
21. Il existe aussi l'acteur " de plus ", l'antagoniste, qui apporte sur la scène la division diabolique entre les trois autres. Face à la perspective perturbatrice de la croix, certains disciples s'en vont et des foules changent d'humeur. Le piège qui divise - et qui entrave donc un cheminement commun - se manifeste aussi bien sous les formes de la rigueur religieuse, de l'injonction morale, qui se présente comme plus exigeante que celle de Jésus, ou sous celles de la séduction d'une sagesse politique mondaine qui se veut plus efficace qu'un discernement des esprits. Pour se soustraire aux tromperies du " quatrième acteur ", une conversion permanente est nécessaire. L'épisode du centurion Corneille (cf. Ac 10), qui précède le " concile " de Jérusalem (cf. Ac 15) et constitue une référence cruciale pour une Église synodale, est ici emblématique..
Une double dynamique de conversion : Pierre et Corneille (Ac 10)
22. L'épisode raconte avant tout la conversion de Corneille qui reçoit même une sorte d'annonciation. Corneille est païen, vraisemblablement romain, centurion (officier d'un grade relativement bas) de l'armée d'occupation, il exerce un métier basé sur la violence et les abus. Pourtant il se consacre à la prière et à l'aumône, c'est-à-dire qu'il cultive sa relation à Dieu et prend soin de son prochain. Or, de façon surprenante, c'est précisément chez lui que l'ange entre, l'appelle par son nom et l'exhorte à envoyer - le verbe de la mission ! - ses serviteurs à Jaffa pour appeler - le verbe de la vocation ! - Pierre. Le récit devient alors celui de sa conversion. Le même jour, il a eu une vision dans laquelle une voix lui a ordonné de tuer et de manger des animaux, dont certains étaient considérés comme impurs. La réponse de Pierre a été ferme : « Oh non, Seigneur ! » (Ac 10, 14). Il reconnaît que c'est le Seigneur qui lui parle, mais il oppose un net refus, car cet ordre anéantit certains préceptes de la Torah, qui sont parties incontournables de son identité religieuse, traduisant une façon de concevoir l'élection comme une différence qui induit la séparation et l'exclusion par rapport aux autres peuples.
23. L'apôtre est profondément perturbé et, alors qu'il s'interroge sur le sens de ce qui vient de se passer, arrivent les hommes envoyés par Corneille et l'Esprit lui indique qu'ils sont ses envoyés. Pierre leur répond par des mots qui rappellent ceux de Jésus au Jardin : « Je suis celui que vous cherchez » (Ac 10, 21). Il s'agit d'une véritable conversion, d'un passage douloureux et immensément fécond de sortie de ses propres catégories culturelles et religieuses : Pierre accepte de manger avec les païens la nourriture qu'il avait toujours considérée jusque-là comme interdite, la reconnaissant comme un instrument de vie et de communion avec Dieu et avec les autres. C'est dans la rencontre avec les personnes, en les accueillant, en cheminant avec elles et en entrant dans leurs maisons, qu'il se rend compte de la signification de sa vision : aucun être humain n'est indigne aux yeux de Dieu et la différence instituée par l'élection n'est pas une préférence exclusive, mais un service et un témoignage d'une ampleur universelle.
24. Aussi bien Corneille que Pierre entrainent d'autres personnes dans leur parcours de conversion, faisant d'elles des compagnons de route. L'action apostolique accomplit la volonté de Dieu en créant des communautés, en abattant des barrières et en favorisant la rencontre. La parole joue un rôle central dans la rencontre entre les deux acteurs principaux. Corneille commence par partager l'expérience qu'il a vécue. Pierre l'écoute et prend ensuite la parole, pour communiquer à son tour ce qui lui est advenu, en témoignant ainsi de la proximité du Seigneur qui va à la rencontre de chaque personne pour la libérer de ce qui la rend prisonnière du mal et qui diminue son humanité (cf. Ac 10, 38). Cette façon de communiquer est semblable à celle que Pierre adoptera quand, à Jérusalem, les fidèles circoncis lui reprocheront et l'accuseront d'avoir enfreint les normes traditionnelles, sur lesquelles semble se concentrer toute leur attention, sans considérer l'effusion de l'Esprit : « Tu es entré chez des incirconcis et tu as mangé avec eux ! » (Ac 11, 3). Lors de ce moment de conflits, Pierre raconte ce qui lui est advenu et exprime ses réactions de perplexité, d'incompréhension et de résistance. C'est précisément cela qui aidera ses interlocuteurs, tout d'abord agressifs et réfractaires, à écouter et à accueillir ce qui s'est passé. L'Écriture contribuera à en interpréter le sens, comme cela sera aussi le cas au " concile " de Jérusalem, à travers un processus de discernement qui est une écoute en commun de l'Esprit.